580 Ses oreilles sifflent et son regard est fixe. Le tout jeune adolescent, bercé par le flot des vagues reste immobile sur la planche de bois qui le maintient encore péniblement à la surface. Sa main engourdie dans l'eau froide ne cherche même plus à lui rappeler qu'elle est encore là et, quand bien même l'aurait-elle fait, Helge n'y aurait pas prêté attention. Il fixe les étoiles qui se détachent de la cape noire de Deyja étendue au dessus de lui, n'y trouvant plus aucun repère. À quoi bon chercher celle qui lui indiquera Snákr s'il n'est même pas capable de la rejoindre ? Son cœur battant se rappelle encore de l'assaut du navire de Fálki sur le sien, acte pourtant commun et qui a souvent trouvé réponse dans ceux menés par les fils de la wyverne. Il en a toujours entendu parler, s'était parfois pris à souhaiter assister à l'un de ces combats mythiques et centenaires mais, en cette nuit glaciale, il aurait voulu que ça ne lui soit jamais arrivé.

Le silence et l'obscurité le gagnent peu à peu, comme si Deyja tendait ses bras vers lui dans une invitation à la rejoindre. Il en a terriblement envie en cet instant, ne se sentant pas d'errer au gré des courants pendant une éternité. Mais les ténèbres se fendent soudain pour laisser apparaître à ses yeux le visage d'une femme auquel aucun homme n'aurait résisté. Trop jeune pour s'en rendre compte, et trop affaibli pour s'en soucier, Helge la fixe tandis qu'elle lui sourit.

- Tu es bien jeune pour mourir aussi bêtement, Helge.

Le regard de l'inconnue se fait presque amusé et couve l'adolescent d'une douce chaleur.

- Je suis mort ? Arrive-t-il difficilement à articuler entre ses lèvres gercées.
- Pas encore, tu as encore de longues années devant toi...

Helge l'observe, essaie de saisir le moindre de ses traits et saisit enfin l'identité de celle qui s'est penchée sur lui.

- Tu es Stjarna c'est ça ?
- Si ça peut te faire plaisir. Elle lui sourit de plus belle puis lève son regard au loin. On dirait que tes jours ne sont plus comptés, jeune Helge.

L'adolescent tend l'oreille et perçoit le cliquetis d'embruns s'échouant sur la coque d'une barque. Détournant quelques instants le regard pour trouver la lumière de quelques torches, il constate avec une amère déception que sa bienfaitrice a disparu. Quelques instants plus tard, il est hissé par les bras noueux d'un pêcheur qui l'enroule dans une épaisse toile de lin avant de faire cap vers ce qui sera son nouveau foyer : l'île de Bjǫrn.

591 Asulf le laisse sortir du temple en le suivant d'un regard paternel et sûr de lui. Helge est devenu un jeune homme plus épanoui qu'il ne l'aurait jamais été sur l'île de la wyverne et, quand bien même eut-il conservé un caractère bien trempé, il était certain que son âme était foncièrement bonne. Alors le prêtre ne s'est jamais inquiété de le voir vaquer à droite à gauche comme tous ceux de son âge. Il l'a vu le regard brillant devant les richesses des nobles, il l'a vu rougir de colère en accusant une offense et revenir couvert de contusions après avoir voulu laver son honneur et sa fierté. Mais Helge s'est finalement toujours tourné vers Asulf, vers sa sagesse et celle de leurs dieux pour finir par se trouver lui-même.
Helge n'a pas oublié cette nuit où Elle lui est apparue et, chaque jour, il se la rappelle, chaque jour, il la revoit plus belle que onze ans plus tôt. Cela ne fait aucun doute pour lui : c'est bel et bien Stjarna qui a guidé cette barque dans les eaux noires pour l'arracher à une mort qui ne lui était pas encore destinée. Pour ça, il lui voue depuis une admiration que ne peut qu'approuver celui qui l'a pris sous son aile. D'autres ont eu tôt fait d'interpréter les récits de l'enfant rescapé à son arrivée sur l'île et, quand beaucoup les interprètent comme les paroles d'un délirant au bord de la mort, certains soupçonne que cette femme qu'il a vue était plutôt une sirène qui, ayant suivi le drakkar Snákr aurait aisément pu entendre son nom puis, après s'être repue des corps des malheureux aurait épargné l'adolescent encore trop jeune à son goût. Quant à la présence de cette barque de pêcheurs, il n'aura s'agit que d'un bienheureux hasard.

Le jeune homme disparaît bien vite du champ de vision du prêtre et quitte le temple de Lög pour s'engouffrer dans les ruelles de Hjarta qu'il connaît à présent par cœur. À le voir les emprunter, on pourrait jurer qu'il est natif de l'île. Ses pas l'amènent jusqu'en dehors des fortifications, sur les terres agricoles au milieu desquelles l'attend une silhouette élancée qui lui fait signe dès qu'elle l'aperçoit. À sa vue, Helge hâte son pas et la presse contre lui dès qu'elle se trouve à portée de bras. Ermina lève vers lui ses yeux noirs et lui adresse le plus chaud des sourires.

Elle est la fille de fermiers établis sur l'île de l'Ours depuis la nuit des temps et dont la réputation n'est plus à faire. Destinée à suivre cette tradition familiale, elle n'aspire pourtant qu'à embrasser la voie du commerce et à prendre le large pour fouler les autres îles et, peut-être même un jour, le continent. L'affection qu'il lui porte comme ses souvenirs inquiètent évidemment Helge sur cette ambition qu'il juge dangereuse et qu'il craint de voir lui enlever cette femme qui lui a appris à voir autrement que par ces dieux encore trop abstraits aux yeux de certains. Mais le jeune homme a beau lui faire part de sa vision des choses, il n'est encore jamais parvenu à faire face à la détermination d'Ermina. Peut-être aurait-il du se montrer plus insistant.

593 Pourquoi a-t-il fallu qu'elle parte ?

Enfermé dans la petite étude qui accueille généralement les jeunes en soif d'apprendre, Helge se laisse glisser le long du mur nu et froid, la mâchoire crispée dans une expression de peine et de colère qu'ont subi quelques unes des tables se retrouvant à présent retournées de part et d'autres de la pièce. Derrière la porte, Asulf partage sa peine, mais il sait que cette solitude que s'inflige son protégé est nécessaire. Se ravisant alors de tourner sa clé dans la serrure, il s'en détourne et disparaît dans l'ombre du long couloir pierreux.

L'esprit de Helge s'embrume alors qu'il cherche encore qui blâmer. Ermina, pour s'être entêtée jusqu'à embarquer sur ce foutu navire ? Lui-même, pour ne pas avoir su l'en empêcher ? Ou bien ces barbares de Snákr pour ce qu'ils ont commis ? Les heures passent et le rai de lumière qui l'éclairait quelques heures plus tôt se voit en train de mourir sur l'étagère à l'autre bout de la pièce. La gorge serrée, Helge cherche désespérément une réponse à ses questions. Dans un dernier geste de rage, il tente d'empoigner un livre passant à portée de sa main lorsque celle-ci s'éveille dans une douleur si vive qu'elle le fige instantanément dans un râle de souffrance. Dans un regard à la fois terrifié et extasié, il comprend alors qu'il était bien loin du compte.

Plus encore que les Hommes, les dieux sont connus pour leurs états d'âme et leurs volontés, parfois même pour leurs caprices. Fixant sa main dans laquelle la douleur s'estompe peu à peu, Helge réalise à quel point il s'est fourvoyé en se donnant à une femme au détriment de Stjarna à qui il avait juré fidélité et amour inconditionnel. La déesse bafouée tissant le destin de chacun a su lui faire comprendre qu'elle ne tolèrerait aucune rivale. Refermant sa main encore engourdie, Helge maudit sa faute et la tragédie qui en a découlé puis, relevant un regard plus déterminé que jamais, il sort de l'étude et quitte Gull pour se rendre au modeste temple de Stjarna qu'il priera des jours durant pour expier sa faute. Depuis lors, il a appris à ne plus rien convoiter d'autre que l'approbation de cette déesse.