Les visiteurs étaient relativement fréquents sur Bjǫrn et Svein ne faisait même plus attention à leurs visages. Il croisait si souvent des natifs des îles voisines que c'était devenu habituel, mais cela ne l'empêchait pas de remarquer les femmes de Fálki qui venaient se pavaner dans leurs ruelles. En bon macho qu'il était, le trentenaire estimait qu'elles n'avaient rien à faire ici. Déjà, c'était son territoire et pas le leur, puis ensuite parce qu'elles risquaient de faire naître des idées stupides dans l'esprit des Bjǫrndóttir. Aux yeux du jeune homme, la place d'une femme était dans sa cuisine, à enfanter et à entretenir le ménage. Elle n'avait pas à se battre ou à diriger une ville, l'île de Fálki était donc un affront à la virilité des hommes. Autant dire qu'il ne se gênait pas pour déblatérer à ce sujet dès qu'il en avait l'occasion !

Et c'était là quelque chose que ses collègues marins connaissaient bien. Ils savaient que le Bjǫrnson avait une grande fratrie dont plusieurs sœurs et que parmi elles, certaines seraient ravies de s'embarquer sur un drakkar en direction de l'île des femmes. Ils ne rataient donc pas la moindre occasion de le titiller un peu pour voir jusqu'à quel point il pourrait s'emporter et s'énerver. Un jeu qui amusait tout autant les marins que leur cible ! Après tout, pouvoir baver – dans le mauvais sens du terme – sur ces gueuses était une chose suffisamment amusante pour qu'il ne se formalise pas des intentions de ses collègues.

Ils étaient donc installés non loin de la taverne la plus proche des drakkars et parlaient entre eux. Enfin parlaient, gueulaient serait un terme plus adapté ! Svein discutait d'une voix plutôt normale, mais ses collègues attiraient l'attention à eux seuls ! Les passants leurs jetaient parfois des coups d’œil plus ou moins réprobateurs, mais la plupart d'entre eux les dépassaient sans leur accorder le moindre regard.
Après un bon moment à échanger sur des sujets aussi inutiles que variés, ils en arrivèrent à celui des femmes de Fálki. Un sourire amusé se dessinait déjà sur les lèvres des autres marins tandis que l'un d'entre eux s'adressait à Svein :

« Alors, à ce qu'il paraît ta sœur est presque partie pour Fálki ? » Le visage de Svein se renfrogna.
« C'est des fadaises, Sigrid ne partira pas d'ici. Elle va se marier, pondre des gamins et devenir une gentille épouse comme n'importe quelle femme devrait le faire. »
« Dis ça aux guerrières de Fálki, on verra ce qu'elles te répondront ! »
« Des guerrières, la bonne blague ! Sous prétexte qu'elles mettent une armure et qu'elles ont hérité d'une île, elles s'imaginent valoir quelque chose ! Une gueuse reste une gueuse, que ce soit en armure ou avec une robe. »

Les autres ne manquèrent pas d'émettre des rires gras, apparemment amusés par le discours et par l'attitude du jeune homme. Pourtant, elle n'était pas franchement glorieuse et ses sœurs auraient certainement eu honte en le voyant agir ainsi ! Fort heureusement, elles n'étaient pas ici pour le voir, ni même l'entendre !
Appuyé contre sa barrière, il détourna son regard des autres hommes et finit par apercevoir une silhouette inconnue. Celle d’une femme, justement vêtue à la manière des Fálkidóttir. Fronçant légèrement les sourcils, il s'interrogea silencieusement avant qu'un des hommes ne remarque ce qu'il observait et s'adresse à lui :

« Tu la connais ? »
« Non. Certainement une de ces idiotes. » L'autre rigola.
« Et tu vas la laisser là ? »

Apparemment, ils espéraient tous que l'ancien apprenti forgeron allait se lancer dans une nouvelle discussion à propos des femmes et de leur place dans la société, mais au lieu de cela, Svein se contenta de secouer la tête en signe de dénégation, puis interpella la femme en question.

« Hey ! La gueuse de Fálki, dégage d'ici et rentre chez toi ! »

Les autres furent très amusés par cette intervention aussi stupide que peu courageuse et ils partirent dans un éclat de rire. Décidément, l'ambiance n'était pas la même que sur Fálki, c'est certain !

Éreintée des suites d'un long voyage jusqu'au vieux continent de Gamall pour affaires privées, la guerrière de l'Hyrða écourta volontairement ses déplacements aériens en se posant promptement sur les rivages des plages de galets. Immobile, elle attendait que ses bras et ses jambes engourdis par le froid des glacials bourrasques du mois de Snjár ne se réchauffe, tout laissant s'écouler quelques longues lorgnades attendries sur des enfants qui s'amusaient à pêcher enfantinement des mollusques sur les berges. Subtilement, la Brune pensait nostalgiquement à ses filles et son épouse qu'elle avait dû quitter presque un mois auparavant. Elle s'impatientait déjà à l'idée de pouvoir les prendre dans ses bras et se languissait plus encore du souvenir qu'avait la douceur de la peau d'Ingulfrid et du parfum qui émanait de sa crinière. À sept heures de vol de son foyer, Herkja se promettait, comme elle gravissait la grève à grandes enjambées, de partir aux premières lueurs de l'aube.

Un peu plus au fond des terres, elle y connaissait le tenancier d'une auberge fort bien réputée où elle avait coutume de se ravitailler lors de ses passages sur Bjǫrn avant de regagner Fálki. Alors, tandis qu'elle se dirigeait machinalement vers cette auberge, le terrain s'éleva sous ses pieds, d'abord doucement, puis de manière plus abrupte. Enfin, le frottement rêche de l'herbe longue contre ses chevilles lui révéla qu'elle avait quitté le rivage et, empoignant la robe à l'ove de la cuisse, la souleva pour grimper prudemment, lentement. Pas à pas, elle tâtait le sol du bout de la chaussure, son autre main sur-élevant sa tunique sombre afin de faciliter son voyage. C'est que, si peu qu'il eût neigé la nuit précédente, la croûte masquait une fine couche de glace noire, presque invisible, aussi traite qu'un ami de longue date.

L'ascension apathique de la fálkidóttir à travers les échoppes colorées de cette ruelle en bordure du port de la mer s'arrêta brusquement, lorsqu'en fond de gosier, elle entendit qu'on l'interpella grossièrement. Dans son sillage brusquement interrompu, l'on se tu subitement, affaires sécantes, de s'esclaffer ou de marchander; c'est que la réputation des sauvageonnes de Fálki leur précédait communément, si bien, qu'on avait pressenti au travers cette quelconque allée marchande et populeuse de Bjǫrn les affres invisibles d'une menace pour ce pauvre bouffon inconsciemment attablé. D'ordinaire, les idées arrêtées des phallocrates de ce monde ne lui étaient d'aucun intérêt; on l'y avait préparé depuis son enfance et répéter tout au long de sa formation avec les guerrières de l'Hyrða, pourtant, elle n'en avait toujours fait qu'à sa tête pour faire entendre qu'elle était une digne fille de Stjarna. Cette fierté démesurée qui un jour, dit-on, lui serait puni par les dieux.

D'une arrogance qui lui était caractéristique, qu'on lui reprochait souvent d'être trop désinvolte ou aguicheuse, la Brune s'avança pesamment vers son allocutaire qui laissait s'étirer sous des babines broussailleuses de narquoises canines. D'aucun bjǫrnson ou bjǫrndóttir sur place ne tentèrent même de la dissuader dans sa progression, tandis qu'ils préféraient reculer d'un pas, trop prudents pour s'en mêler, mais davantage trop curieux pour les ignorer. Une risette gausseuse lui étirait le labre, tandis que d’œillades dédaigneuses, elle lorgnait celui qui l'avait délibérément provoquer. « Et quel est donc le nom de ce bjǫrnson impoli? demanda-t-elle, le sourcil redressé, l'air faussement intrigué alors que son bassin eut volontairement effleuré le bois de leur table. La guerrière ne se trouvait pas plus impressionnée par les bouffonneries de ses frères goguenards ni qu'elle ne s'alarmait de la prévoyance nerveuse des soldats qui, menottes sur le fourreau de leurs armes, s'approchaient furtivement et plus avant du spectacle. Bravade, l'amazone croiserait le fer avec n'importe lequel de ses guets s'il lui fallait défendre son intégrité. Imprégnée d'audace, elle s'empara sans discernement, mais surtout de cet affront qu'on lui connaissait sur Fálki, de la chope de bière de l'un de ses hommes pour en boire tout le contenu à grandes et bruyantes lampées. Je suis prête à passer outre ton impertinence de mâle châtré si tu retires tes paroles; le nom de mon île ne mérite pas d'être prononcé par une bouche qui bafouilles de telles idioties. » se justifia-t-elle en s'essuyant les babines d'un revers de la manche de sa tunique de laine pourpre.

Parfois, Svein songeait qu'il devait avoir fait quelque chose durant son enfance pour réussir à attirer aussi facilement la poisse. Certains parleraient de coup du sort, d'autres de malédiction divine, mais comme le trentenaire n'était pas homme à croire à l'existence d'une force supérieure, il préférait simplement penser que le hasard l'aimait beaucoup.

Tout cela pour dire qu'il constata avec déplaisir que la femme qu'il venait d'interpeller semblait avoir le caractère d'un chien de combat – ou plutôt d'une chienne – et que la prise de bec risquait de se transformer assez rapidement en guerre ouverte. Svein aurait encore pu rattraper la situation en offrant un sourire contrit à la jeune femme et en s'excusant de ce qu'il avait dit, mais c'était tout bonnement impossible. D'une part, parce qu'il savait qu'il perdrait définitivement la face aux yeux de ses collègues et qu'il passerait le reste de sa vie à entendre parler de cet échec cuisant. D'autre part, tout simplement parce qu'il pensait réellement ce qu'il avait dit à propos de Fálki et de ses habitantes. Pour quelle raison s'excuserait-il de dire la vérité ? Ce n'était pas sa faute si les gueuses de cette île étaient incapables d'accepter la vérité tout de même !

Le trentenaire arbora donc une expression butée, dévisageant la jeune femme avec une hostilité évidente. Si elle espérait l'impressionner avec sa descente, elle était tombée sur la mauvaise personne ! Soutenant le regard de l'inconnue, Svein lui répondit sur le même ton dédaigneux que précédemment :

« Mâle châtré ? Qu'en sais-tu ? Je n'ai pas souvenir de t'avoir fait contrôler la marchandise, mais j'imagine que pour une femme dans ton genre, il doit être bien difficile de faire la différence entre un vrai mâle et ceux qui vous servent de bonniche sur votre île. » Il n'avait aucun respect pour ces hommes, les humilier ne le dérangeait pas. « Peut-être que je devrais te faire voir la différence ? Ça te donnera une occasion pour pouvoir crier mon nom. »

Bon, c'était absolument ridicule comme remarque et il le savait parfaitement, mais en présence de ses collègues et avec un peu d'hydromel dans le sang, le trentenaire avait tendance à se laisser porter par l'inspiration. Le pire ? Il n'était pas du genre à draguer lourdement toutes les femmes qui se présentaient à lui, sortir de pareils sous-entendus était donc à l'encontre de son caractère. Sauf qu'il s'en fichait. Il regretterait certainement plus tard, mais pour le moment, la manière dont elle l'avait pris de haut le poussait à faire de même.
Continuant sur sa lancée, il enchaîna :

« Et vu la descente que tu as, je suis sûr qu'on devrait bien s'entendre. »

Bien évidemment, il ne parlait pas de faire un concours de boissons, mais même une personne originaire d'une île où les femmes avaient tendance à trouver de l'affection entre elles devrait comprendre à quoi il faisait allusion. Et dans le cas où elle ne comprendrait pas qu'il venait de glisser un sous-entendu tendancieux, les rires gras des autres marins autour d'eux devraient suffire à la renseigner à ce sujet.

Empruntant finalement une moue légèrement lassée, Svein croisa ses bras sur son torse. Il n'allait pas se laisser impressionner par une vulgaire femme, encore moins lorsque celle-ci le défiait devant témoins ! Svein avait bien conscience des regards pesants des personnes autour d'eux qui se demandaient encore comment allait se terminer cette... discussion. Il ne comptait pas les décevoir !

« C'est à toi de te présenter en première, tu es une intruse ici et contrairement à ce que tu as l'air de croire, tu n'as aucun droit chez nous. Ce n'est pas parce que votre île vous donne l'illusion de posséder du pouvoir que c'est réellement le cas. La vérité, c'est que vous n'êtes que des idiotes qui s'imaginent avoir construit quelque chose alors que vous ne faites que jouer à la dînette. » Il renifla d'un air hautain. « La preuve : vous avez même besoin de supplier les hommes de Snákr de vous engrosser, sans quoi vous seriez depuis longtemps contraintes de revenir à Bjǫrn la queue entre les jambes. Enfin non, vous n'en avez pas justement. »

Svein n'était pas forcément le plus éloquent qui soit, mais il restait persuadé qu'il saurait la pousser à bout et la provoquer suffisamment pour lui coller une bonne correction. Au combat, il se débrouillait plutôt bien, même s'il n'était pas le plus doué qui soit bien évidemment ! Combien de chance avait-il de tomber sur une guerrière entraînée ? Très peu, il n'avait donc aucune raison de se faire de souci !