Stjarnadagr, Fugl, 586. Ce sont les cris d’un nourrisson qui percent à travers les nuages. Le temps est nuageux, soupire ta seconde mère avant d’apercevoir les premiers rayons de la journée. Croyant à un don divin, un mince sourire s’étire sur ses lèvres tandis qu’elle retourne auprès de sa femme. Celle qui t’a mise au monde, qui épuisée encore, te regarde comme si tu étais la petite chose la plus belle et parfaite du monde. Amour. Tes pleurs s’apaisent jusqu’à se taire, tu t’endors finalement, rassurée par l’attention qu’on te porte, par la sécurité des bras de celle que tu appelleras plus tard « Maman. » Elle ne te lâche plus, observe ton petit souffle. Elle n’imagine plus qu'elle est sa joie, elle ne mesure plus son amour. Seulement, elle t’aime et elle en pleure. Née d’un homme que tu ne connaîtras certainement jamais, mais d’une femme de Fálki, puissante et aimante, dès tes premiers instants, tu ne manques de rien. Ni de la présence masculine, ni de la sécurité des bras musclés. Même si tu n’es pas née du fruit de l’amour d’un homme et d’une femme, tu as été voulue.

Trois ans. Petite enfant dégourdie, tu cours à pleine vitesse, esquivant arbres et racines avec une facilité presque déconcertante pour ton jeune âge. Agile, souple, pourtant encore un peu maladroite. Ta deuxième mère te reconnaît une aisance certaine avec ton corps. Vous finissez toutes deux votre course folle dans une vieille bâtisse à l’entrée de Þoka. Essoufflée, tu demandes à l’une des sages-femmes présentes : « Ça y est ? Il est là le bébé ? » Elle te sourit, ce que tu prends comme un oui et tu fonces dans la chambre de ta mère. T’as un mouvement de recul quand tu entres dans la pièce et que tu vois les draps en sang. Si c’est ça un accouchement, ça n’a rien de beau. Et pourtant, ta mère embrassant ton frère, le portrait ne quitta jamais plus ton esprit. Encore moins lorsqu’à ton tour tu pris le petit être dans te bras. De grands yeux ciels, plus beaux encore que ceux de maman. Fragile et faible. Pur et innocent. Tu te jures alors de le protéger. Comme toute ta petite famille, de n’importe quel danger.

Six ans. C’est l’heure du départ de ton petit frère. T’as le cœur qui pleure, parce que t’as l’impression qu’on t’arrache ce petit être. Tes mamans t’ont pourtant prévenue : une fois que le petit aurait l’âge, il irait sur Snákr, rejoindre son père -le tien aussi apparemment. Mais tu ne veux pas. Tu ne veux pas le voir partir. Tu ne veux pas qu’il soit loin de toi. Tu ne veux pas qu’il rejoigne un homme dont tu ne sais rien, dont il ne sait rien non plus. Tu ne veux pas qu’il devienne l’un de ses barbares, de ses machistes qui croient que la place de la femme est à la maison et qu’elles ne sont utiles qu’à procréer. Alors tu supplies ta mère, tu laisses les larmes filer, s’échapper et atterrir sur la terre froide, tandis qu’elle prépare les affaires de ton frère qui ne comprend pas et vient te consoler. « J’veux garder Søren à la maison. J’veux pas qu’il parte. » Tu te laisses tomber à terre avant de le prendre lui dans tes bras, de le serrer le plus fort possible comme s’il allait finalement disparaître d’un coup. Mais ça l’a pas empêché de partir. Ses larmes à lui non plus n’ont pas convaincu les hommes qui l’ont emmené de le laisse sur l’île faucon. En guise de consolation, ta mère t'offre finalement ton premier faucon. Petit oiseau aux grands yeux, à peine plus fragile que ton frère. Tu l'élèves comme tes mères te l'ont appris. Il livrera tes messages et t'aidera à chasser.

Sept ans. Douce enfant qui s’intéresse à tout, tu apprends, découvre et explore. T’es bien une fille de Fálki. Tu grimpes, coures, nages même. On a du mal à t’arrêter, à te tenir calme quelques minutes, sans que tu ne parles pour demander ou bouger pour comprendre par toi même. Curieuse. T’es du genre à toujours fouiner. T’as besoin de savoir. T’as besoin de rêver aussi. C’est pour ça que des heures durant, tu pars te promener aux alentours de la capitale. Jamais trop loin, comme on t’a prévenu que des monstres comme les harpies pouvaient venir te dévorer à tout moment si jamais tu partais trop loin. Et c’est en rentrant chez toi que tu as la chance de les croiser, ces femmes qui font la fierté de l’île, qui vous protègent. Les Change-peaux de l’Hyrða. T’as des étoiles dans les yeux en les voyant passer. C’est la force, la puissance et la sagesse incarnées à tes yeux et c’est pourquoi dès ce moment elles deviennent toutes tes modèles et du plus profond de ton cœur, tu espères qu’un jour, toi aussi, tu auras la force et la conviction de protéger les tiens.

Huit ans. Tu ouvres les yeux, affolée, transpirante, parviens à te lever et à te guider dans le noir jusqu’à la chambre de tes mamans, ta vision est à la fois trouble et précise, si bien que tu te cognes plusieurs fois en chemin. Inger se réveille en première et ouvre la porte avant même que tu ne l’atteignes. Tu l’entends s’écrier mais tu ne comprends pas quoi. Tes oreilles siffles, ta tête te tourne et tes cordes vocales n’ont l’air de vouloir émettre que de vulgaires sons informes. Sous la douleur, tu t’accroupis. Tu paniques, ta respiration est saccadée ; tu souffres. Tu ne saurais pas décrire ce qu’il se passe, tu ne parviens même plus à distinguer les visages des membres de ta famille. Tout ce que tu sais, c’est que tu te sens changer, transformer. Tu portes tes mains à ta poitrine avant de les relever vers ton visage. Ta vision s’affine, tu vois au bout de tes doigts des griffes, ou plutôt des serres. Tu perds un peu conscience. Ce sont les dieux qui te marquent, te font cadeau de leur pouvoir. Change-peau. A ton réveil, ta mère te berce doucement, un mince sourire sur ses lèvres. « Tu es un faucon à présent. » Incapable de mettre des images sur ses mots, mollement sur ses bras tu te rendors, épuisée par cette nuit de souffrance.

Dix ans. C'est sous la forme d'un faucon pèlerin que tu passes la Cérémonie du change-Peau. Marchant sur les pas de ta mère, tu suis chaque entrainement avec une volonté et un dévotion rares pour les enfants de ton âge, mais c'est sûrement parce que de tout ton cœur, tu souhaites protéger l'île et pour cela, devenir forte. Tu as du mal par moment. Parce qu'on te forge à devenir une vraie guerrière. Mais tu n'en es pas une. C'est le sang des artistes et des rêveurs qui coule en toi et pourtant, t'es l'une des meilleures de ta promotion. Souplesse, agilité, rapidité. Si on compare certaines de tes camarades fortes à de vaillantes combattantes, à toi on te reconnait la sagesse et l’ingéniosité. Tu manques de puissance et de muscle, mais tu le compenses par tes réflexes et ta vivacité. « J'ai l'impression de remuer de l'air avec toi. » Qu'on t'a fait la réflexion une fois. C'est le sourire aux lèvres que tu te lèves chaque matin, te demandant ce que tu apprendras de nouveau. Mais c'est contre une fille d'un an ton ainée que tu le perds bien vite. Premier combat avec une dague de bois, les plus vieilles apprenant aux plus jeunes. La jeune fille te cherche, se montre, se vante. Tu ignores, te concentres seulement sûr les mouvements de ton corps. Jusqu'à ce qu'elle se mette de nouveau à te chercher, embêtant par la même occasion l'une de tes amies. Ton sang ne fait qu'un tour avant que tu ne lui fasse mordre la poussière. A terre, elle se plaint, gémie. Le poignet tordu, blessé. C'est une entorse. Et pour la première fois, tu ressens les effets de la culpabilité.

Douze ans. Tu ne poses presque plus tes mains sur tes adversaires. Peur. Tu ne souhaites pas blesser, pas faire souffrir. Alors tu t'entraines, encore et toujours, même lorsque les entrainements sont terminés, jusqu'à l'épuisement. On ne te connait plus que pour tes esquives, tes réflexes, ta vitesse impressionnante. On te dit aérienne. Tu te sais seulement apeurée. Tu fuis souvent le combat lorsque tu estimes prendre trop le dessus. Et tes professeures ne savent plus quoi faire. Du gâchis qu'elles te disent parfois. Tout ce talent dans une enfant incapable de faire du mal, trop gentille, trop douce. On organise même un petit conseil pour parler de ton cas. « Que tu ne souhaites pas faire de mal à tes amies est une chose. Mais actuellement nous ne savons pas si tu pourras défendre l'île en cas d'attaque. Tu comprends que nous avons besoin de juger si tu es aptes ou non à devenir une vraie guerrière. » C'est comme ça que tu te retrouves à accompagner quelques soldates dans leur mission. Harpie faucheuse de vie. C'est en la voyant dévorer la carcasse d'un enfant que tu réalises ce qu'est la mort. L'horreur de la scène, du monstre se faisant à son tour massacrer, reste ancrée dans ton esprit et si jusqu'alors tu trouvais les lames et les flèches de Fálki d'une beauté inouïe, elles deviennent à tes yeux, non plus un objet d'art et d'amusement, mais un symbole de mort et de puissance. La bête maitrisée et attachée, on te dit de t'en approcher et on place dans ta main une épée. Le silence vrille l'air, si bien qu'on peut entendre les battements de ton cœur s'accélérer, puis ralentir. D'un geste vif -de ceux qui te caractérisent tant- tu fends l'air. La tête tombe.

Quinze ans. Tes mains et tes bras couverts de bandage n'attirent plus l'attention. Les gens savent que chaque soir jusqu'à point d'heure tu manies sabres et lances. Ils savent que ton corps est vierge de toute trace de tes adversaires mais qu'il est marqué par tes propres démons. Dans l’œil, tu as la précision du faucon. Tu te refuses toujours à toutes blessures inutiles, mais tes vrais ennemis connaîtront une défaite humiliante. Les rares fois où tu rentres chez toi, c'est pour demander à ta mère des conseils ou aller chasser avec Inger. L'arc, c'est elle qui t'a enseigné son art et même si tu ne le maitriseras jamais aussi bien qu'elle, t'es contente lorsqu'on te dit bonne archère. C'est sûrement l'un des rares cadeaux que tu as fait à la femme de ta mère. Vous n'êtes pas très proches, mais elle t'épaule et t'enseigne. Et tes seuls remerciements se résument à lui prouver que ce qu'elle t'a appris t'est important. Dans l’œil d'une biche, ta flèche vient se loger. L'animal s'effondre. Près de lui, tu remercies les dieux de t'avoir permis de trouver de quoi manger et t'excuse auprès de la bête de l'avoir tuée. Ton cœur encore pur se souvient d'avoir tué une harpie, mais il n'oublie pas que le monstre avait auparavant lui aussi massacré. Tu caresses la biche d'une main douce, presque affectueuse avant que ta seconde maman ne vienne t'aider à la porter. Ce soir vous partagerez avec vos voisins. C'est comme ça qu'on fait chez vous. C'est ce que tes mères t'ont appris : la générosité et la gentillesse. C'est peut-être pour ça que t'a encore du mal à trancher la chaire par moment. T'as peur de faire quelque chose d'irréparable. Certainement.

Dix-sept ans. Faucon perché en haut du mas, tu guètes d'un œil certain la mer et ses dangers. Ta première mission en dehors de l'île des femmes, se résumant à accompagner des artisanes jusqu'à Bjǫrn. Tu es enjouée. Ton cœur palpite de voir les étendus d'eau et de visiter peut-être un peu une autre contrée que celle que tu as toujours connu. Une autre Change-peau te propose finalement de prendre ta place et tu redescends de ton perchoir, reprenant ainsi forme humaine. Tout se passe relativement calmement jusqu'à ce que la pluie se mette à tomber et que le brouillard se lève. Les conditions météos ne se prêtent plus à un voyage calme et sans embuche mais certainement que le -la- capitaine du navire sait comment s'orienter. Puis en l'espace d'un instant, le pont se remplie d'hommes assassinant chaque personne sur leur passage. Ton sang ne fait qu'un tour et tu t'armes d'une lance, t'engageant dans un combat enflammés contre ces Snákriens. Tu vois certaines de tes camarades et des artisanes tomber au combat, mais tout autant du côté adversaire. Tu danses parmi les cadavres et les guerriers, tranchant et visant les points vitaux, oubliant ta douceur et tes peurs de faire mal. C'est eux ou vous. Dans la bataille, tu perds ta lance -ou plutôt on de l'arrache- et tu te dois de t'esquiver à plusieurs coups d'épée. Entourée par quatre hommes, tu tentes encore de te battre vaillamment. Tu en tues un, tu ne sais trop comment, avant que le navire ne se heurte à un récif et que tu ne te prenne un violent coup à la tête. Tu vacilles, tombes à l'eau, te fais emporter par les vagues et te cognes contre la coque du bateau. Noir.

Aujourd'hui. Tu te réveilles sur un navire, entourée d'hommes. Ils s'interrogent, te questionnent lorsque tes yeux s'ouvrent en grand. Tu n'as pas le temps de tout assimiler que ton corps se lève, chancèle et se retrouve prêt à sauter à la mer. L'un des marins t'arrête. De manière crue, il te demande si tu veux mourir ainsi, en sautant en plein milieu de nul part. Svein. C'est l'homme qui t'a raisonnée. L'homme que silencieusement tu remercies. Les autres marins te posent alors un milliard de questions, auxquellesl tu tentes de répondre, mais rien ne te vient. « Ton prénom ? » Le vide. Le néant. Panique. Tu regardes autour de toi, cherchant un point d'appui, un point de repère mais tu ne trouves que Svein. « Je ne sais plus. » Calme, de nouveau. A quoi bon s'affoler ? Ta mémoire ne te reviendra pas ainsi. On t'offre une couverture jusqu'à Bjǫrn et tout au long du voyage, tu tentes de te rappeler de ton passé. Mais rien ne te vient. Frustrant. Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Ton nom, ton prénom ? A défaut de ne toujours pas t'en souvenir en posant un pieds sur la terre de Bjǫrn, on te donne celui d'Elin. Ildri n'existe plus, Ildri a disparu. Aujourd'hui, c'est en tant qu'Elin que tu vas devoir refaire ta vie.