Le froid blessait sa peau et l’air, chargé d’humidité, compressait douloureusement ses poumons. Les maigres rayons du soleil qui perçaient à travers les nuages peinaient à réchauffer ses muscles engourdis, raidis par l’effort. La sueur lui coulait dans le dos, collait ses vêtements rêches et rendait encore plus pénible ses mouvements. Depuis combien de temps se trouvait-il là, avec sa pioche et ses pensées pour seules compagnies ? Il s’était rendu à flanc de montagne alors que le soleil n’avait pas encore commencé son ascension, et celui-ci se trouvait maintenant bien haut dans le ciel… D’un regard las, il évalua brièvement le résultat de son labeur : un maigre tas de minerais de fer avait grossi à ses pieds. Il avait beau s’être mentalement préparé, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une amère déception à la vue du fruit de son travail. Il n’y avait pas de quoi rougir pourtant, il n’était pas mineur de métier et avait tout de même réussi sa récolte, rassemblant de quoi alimenter la forge et ses fours pour quelques ouvrages. Forger était difficile, il faisait une chaleur de tous les enfers et le maniement des outils devenait rapidement un calvaire ; dans sa naïveté, il avait cru que se mettre à miner serait plus simple. Pff… Il devenait vieux, et le ressentait dans tout son corps abruti par le poids des années et des coups de pioche.

Lâchant la dite pioche, il se pencha pour ramasser sa gourde en peau de cochard et se désaltéra en quelques grandes lampées. La fatigue l’enveloppait tant qu’il ne réalisa pas qu’une bonne partie de l’eau vint lui dégouliner sur le menton et le torse ; c’est une bourrasque de vent glacée qui l’avertit, le faisant frissonner, frigorifié jusqu’aux os. Le vent n’eut toutefois pas pour unique motif de le torturer… Avec lui, il emmena un navire à l’allure inconnue, aux voiles étranges, sur lequel ne semblait s’affairer aucun équipage. La curiosité titillée, il se hissa sur un rocher protubérant et n’aperçut pas davantage signe de vie sur le bâtiment…

Certain qu’on ne viendrait pas voler ses minerais grossièrement taillés, il s’éloigna de son butin pour se rapprocher du bateau échoué sur le sable. En contrebas, il appela de sa voix rauque, racornie par le froid et le silence qu’il avait gardé tout le matin durant : « Hé ! Vous n’êtes pas au port, est-ce que tout va bien ? » Difficile à dire si ce navire était fait pour le combat, Gabriel n’était pas expert et celui-ci ne ressemblait pas du tout aux drakkars que l’on voyait habituellement dans les Kolmen Kirosi.

Hésitant une poignée de secondes, il avisa finalement un cordage sur le côté du navire qui permettait d’en rejoindre le pont. Maudissant ses bras raides et ses jambes molles de fatigue, il se hissa laborieusement à bord. Ses pieds touchèrent d’abord le bois, qui craqua sous ses pas, puis percutèrent dès qu’il avança quelque chose de plus mou, et d’étendu… Lorsque ses yeux clairs s’abaissèrent, ils rencontrèrent la silhouette d’un jeune homme mal en point, sur le dos, les lèvres craquelées. Gabriel sursauta et manqua de passer par-dessus bord en reculant.

« Argh… » Se plaignit-il, l’échine endolori par sa rencontre. « Vous avez l’air… » Gabriel s’agenouilla au près du jeune marin et d’un geste, lui tendit sa propre gourde à moitié pleine. « …mort. Ça pique le nez. » Grimaça le forgeron, maintenant certain que le garçon vivait et respirait convenablement, malgré son état d’épuisement certain. Si lui-même ne devait pas sentir la passiflore fraîche, il espérait être dans un état..olfactif plus contenu que le malheureux échoué. Ses vêtements… Étaient étranges aussi, à l’image de son navire. « Vous n’êtes pas d’ici ? »

Le malheureux était vraiment mal en point. Gabriel ne pouvait qu’imaginer depuis combien de temps cet homme errait en mer, désespérément à la recherche d’une terre où il trouverait de l’eau et de quoi se sustenter… Lui-même ne s’était jamais retrouvé dans cette posture, et à voir ce continental échoué ici, il n’avait décidément pas envie de tenter l’expérience. Il eut un sourire encourageant quand l’inconnu se mit à boire, car c’était plutôt une bonne nouvelle : il était capable de soulever la gourde et de s’hydrater sans verser la moitié du contenu sur le pont.

« Doucement, ne buvez pas trop d’un coup… »

Il ne savait pas exactement d’où cela lui venait, mais on lui avait déjà dit qu’un naufragé ne devait pas être brutalement remis en contact avec de l’eau et de la nourriture en abondance. Il paraitrait que cela pourrait les rendre malade… Enfin, celui-ci avait déjà bien pris le soleil, le pauvre babilla quelques mots peu cohérents pour le forgeron qui arqua légèrement un sourcil. Un rire doux s’échappa finalement de sa gorge puis il approcha de l’étendu.

« Mon pauvre ami, vous revenez à peine d’entre les morts, et vous parlez déjà comme un prêtre de Vatn… »

La boutade était amicale, Gabriel n’ayant pas conscience de ce que cette phrase représentait pour le survivant. Avec toute la délicatesse dont il était capable, Gabriel essaya de l’aider à se redresser. Passant une main derrière son épaule il le hissa puis il passa son genou replié dans son dos pour lui offrir un support, et qu’il puisse se tenir assis sans effort. Ces manipulations lui laissèrent le temps de constater qu’une fois à bord, ce navire ne ressemblait pas plus à un drakkar que de l’extérieur. Il était de plus en plus certain que le jeune homme ne venait pas des Kolmen, et celui-ci le lui confirma, non sans bravoure…

Il était de notoriété publique que les relations avec Gamall étaient complexes, et si elles étaient officiellement pacifiques, Snákr, son île d’adoption, ne se gênait pas pour attaquer les navires marchands continentaux qui approchaient ses côtes… Se pourrait-il que cet homme vienne de suffisamment loin, au point de ne pas connaître leur réputation ? Cette théorie tomba à l’eau lorsqu’il l’interrogea, lui demandant s’il était arrivé sur Snákr.

« Oui… Oui, vous êtes sur Snákr, non loin de la capitale, Jarða. Je dois comprendre que c’était votre destination… ? »

C’était étrange, ils ne recevaient pas beaucoup de visiteurs. Ou en tout cas, pas beaucoup de visiteurs volontaires et libres ! Harding s’en assurait, maintenant des relations volontiers rustres et belliqueuses avec les représentants des autres îles et de l’extérieur. Prévoyant, Gabriel n’avait pas pris que de l’eau mais s’était équipé également de quelques vivres : il sortit d’une poche de son sac usé quelques lamelles de viandes séchées. Aussi racornies soient-elles, c’était une source brute de protéines qui l’aiderait à se requinquer.

« Tenez, ça devrait vous faire du bien. » Dit-il en les lui proposant. « Je m’appelle Gabriel. Je suis originaire d’une île voisine, que vous connaissez peut-être. Bjǫrn. Je vis à Jarða désormais… Nous n’avons pas l’habitude de recevoir des visiteurs de Gamall. Vous n’avez pas l’air d’être là… Pour vendre… » Poursuivit-il prudemment, soucieux de ne pas le vexer. Après tout, il avait peut-être perdu sa marchandise en route ? « Vous n’êtes pas obligé de me répondre. Dîtes moi simplement ce que je peux faire pour vous aider. »

Etrange, en effet. Quel vent funeste pouvait pousser un homme vivant dans le luxe de Gamall – car dans l’esprit d’un pur ilien comme Gabriel, le continent était synonyme d’abondance et volupté – à venir s’échouer en Kolmen Kirosi… Qui plus à Snákr. Fálki pouvait se targuait de ses imposantes montagnes et ses plantes uniques, Bjǫrn de ses richesses et de sa culture, mais qu’avait à faire valoir l’île de la Wyverne ? Pas grand-chose aux yeux de Gabriel, qui ne nourrissait pas un amour ardent pour son île d’adoption… Il reconnaissait simplement que pour l’exercice de son métier, c’était sans doute la terre la plus propice et riche.

« Curieux, en effet. » Souffla-t-il avec distance, avant d’appuyer son propos d’un haussement d’épaules quelque peu las. « Suspect, peut-être bien. »

Quelle grande menace devait-il fuir sur le continent pour se retrouver ici… En allant plus loin, quel grand crime commis pour choisir l’exil ? Gamall n’avait encore jamais demandé d’extradition de ses hommes. Et en voyant l’air fluet, et malicieux derrière ces yeux fatigués, de cet homme, Gabriel doutait qu’il puisse être en face d’un bandit terrible. Tout au plus un fauteur de troubles. Il le voyait davantage dans le rôle du fils sans nom qui s’énamoure de la femme d’un noble, et se retrouve pourchassé et banni par celui-ci. Gabriel n’avait pas grand-chose à craindre de ce côté-là. Et pourtant, la réticence de Logan à lui révéler ses intentions et son ambition le froissa. La contrariété dessina une ride entre ses yeux clairs, et il mira le plus jeune avec un semblant de défiance.

Il s’était attendu à ce que Logan se révèle vague, mais être rabroué de la sorte était surprenant. C’est d’un ton plus froid qu’il répliqua : « Nous verrons oui, si je ne vous jette pas par-dessus bord d’ici là, Logan. » Il ne desserra pas pour autant sa prise, loin de lui l’idée de mettre à exécution cette menace ! Il avança ensuite, lentement, tant que les jambes de son compagnon du soir peinaient à supporter son poids.

« Les tavernes, ce n’est pas ce qui manque ici. Vous vous êtes échoué au bon endroit… » On ne pouvait pas retirer aux Snákrson ce mérite, ils savaient fort bien festoyer, boire à profusion et s’empiffrer jusqu’à tendre et fissurer la peau de leur ventre. « Vous connaissez quelqu’un à Jarða ? » Évidemment, le forgeron ne connaissait pas toutes les âmes qui peuplaient sa ville, mais ils avaient de nombreux noms en tête grâce à son métier.

Le temps que Logan dise au revoir à son bateau – quel étrange garçon… - Gabriel détermina le point de descente le plus sûr pour qu’ils arrivent sur le sable en un seul morceau. Il aida le jeune homme à toucher sol et ils quittèrent le bord de mer pour les atours rocheux, presque sinistres, de la cité. À l’air libre il n’y avait pas grand-chose : quelques longères, un modeste marché, une place où un feu immense était alimenté par les prêtes de Vatn. Les fous furieux, comme Gabriel les appelait. Il était difficile de croire que l’on se trouvait dans la capitale de Snákr… Cependant, tous les iliens savaient que la vérité se trouvait sous terre, où des mines et des centaines d’hommes grouillaient et s’affairaient. Seuls les habitants de la ville, et quelques habitués, connaissaient les entrées particulièrement bien gardées – et certaines demeuraient secrètes, connues seulement d’une poignée d’hommes importants.

« Nous y voilà… Jarða. » Gabriel se doutait que Logan serait quelque peu déçu à la vision de ces rares maisons-fosses, esseulées et pauvres. Seule la longère de l'Höfðingi se détachait dans ce décor maussade. « Il n’y a pas vraiment de taverne ici, mais des pêcheurs et des tanneurs. » D’où l’odeur tantôt âcre, tantôt nauséabonde qui venaient chatouiller leurs narines. « On devrait quand même te trouver de quoi manger et boire. Tu n’as rien contre la morue salée ? » Si avec ça Logan n’avait pas envie de rentrer dard-dard chez lui ! Gabriel s’éloigna le temps d’échanger quelques piécettes d’argent avec un marchand susceptible de ne pas (trop) lui extorquer de l’argent puis revint quelques minutes plus tard avec une chopine de bière et de la viande séchée.

« Tenez, l’ami. Essayez de ne pas trop attirer l’attention sur vous… Votre visage ne leur est pas familier, pas plus que vos vêtements. »

Et Logan ne voudrait pas créer d’esclandre… N’est-ce pas ?